Alors que l’Europe publie manifestes et directives pour reconquérir son autonomie numérique, les faits révèlent une autre réalité : dans un contexte de cybermenaces accrues, elle confie sa protection… à Microsoft. En mai 2025, pendant que l’Innovation Makers Alliance lançait un appel vibrant à l’émancipation technologique européenne, l’entreprise américaine annonçait un programme gratuit de cybersécurité à destination des États européens, dans un contexte où la régulation IA aux États-Unis évolue. Une bonne nouvelle en apparence. Mais au fond, une contradiction gênante. Peut-on parler de souveraineté quand les outils-clés de défense viennent d’outre-Atlantique ?
L’ambition européenne : sortir de l’ombre des GAFAM.
Le manifeste de l’IMA, soutenu par des acteurs majeurs comme OVHcloud, Hexatrust ou Mistral AI, appelle à un sursaut. Ses 33 propositions ciblent l’IA, le cloud, la cybersécurité, et les marchés publics, en vue d’un rééquilibrage urgent. Bonus souveraineté, Small Business Act européen, soutien aux PME tech : tout y est pour construire une infrastructure numérique plus autonome.
Ce manifeste souligne aussi que la souveraineté numérique n’est pas qu’une affaire d’innovation. Elle concerne la résilience, la maîtrise des données, et la capacité d’un continent à agir sans dépendre d’acteurs tiers. En clair : sortir du réflexe « on achète chez Amazon ou Microsoft parce que c’est pratique ». Et pourtant…
Microsoft, bouclier numérique made in USA.
Quelques jours après la publication du manifeste, Microsoft annonce un programme gratuit pour aider les gouvernements européens à se défendre contre les cyberattaques, notamment celles dopées à l’IA. Derrière ce geste, une logique : les menaces sont urgentes (Russie, Chine, Iran, Corée du Nord), les moyens européens encore embryonnaires. Microsoft, déjà implanté dans les infrastructures critiques, propose une réponse clé en main, connectée à ses services IA maison.
Brad Smith, président de Microsoft, déclare que l’IA doit progresser plus vite comme outil défensif que comme arme offensive. Un discours bien huilé, qui positionne l’entreprise non plus comme un fournisseur, mais comme un partenaire de sécurité publique.
Une souveraineté en discours, une dépendance en actes.
Voici donc l’impasse. L’Europe proclame sa volonté d’indépendance, tout en laissant un acteur américain piloter une partie de sa cybersécurité. Le paradoxe saute aux yeux : on ne construit pas une souveraineté numérique avec des briques américaines.
Certes, les capacités locales sont en construction. Mais confier la détection des menaces, la défense des institutions, et parfois même l’IA souveraine à Microsoft revient à créer une souveraineté… sous licence.
Partenariat salutaire ou abandon stratégique ? Du point de vue de la realpolitik, l’offre de Microsoft est séduisante. Gratuite, immédiate, robuste. Mais à long terme, elle entretient un rapport de dépendance technique, juridique et politique. Qui contrôle les mises à jour ? Qui gère les données sensibles ? Qui arbitre en cas de conflit d’intérêts ?
Cette question dépasse Microsoft. Elle concerne toutes les Big Tech : peut-on leur confier des fonctions aussi sensibles que la cybersécurité publique, sans garanties fortes de transparence, de réversibilité et de gouvernance ?
Souveraineté numérique, récit ou tactique ?
La contradiction entre les discours souverainistes européens et les alliances stratégiques avec les GAFAM ne peut plus être ignorée. Si l’Europe veut être crédible, elle doit transformer ses manifestes en actes, ses visions en budgets, ses intentions en solutions concrètes. Sinon, la souveraineté numérique restera un slogan. Et Microsoft, un acteur encore plus incontournable.