Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, la guerre de l’information fait rage. Si les sanctions économiques ont visé la Russie, la bataille s’est aussi déportée sur le front numérique. En France, l’Arcom, autorité de régulation de l’audiovisuel et du numérique, renforce son dispositif pour bloquer la diffusion de chaînes russes considérées comme instruments de propagande. Ce tour de vis soulève de vraies questions : quelles sont les limites d’un tel blocage ? Et jusqu’où l’État peut-il aller pour contrôler ce que les internautes voient ?
Une intensification du blocage numérique par l’Arcom.
Dans la foulée de la guerre déclenchée en Ukraine en 2022, plusieurs chaînes russes, dont RT (Russia Today) et Sputnik, ont été interdites de diffusion dans l’Union européenne. En France, l’Arcom applique ces décisions en s’appuyant sur la loi du 30 septembre 1986, qui lui donne compétence pour faire cesser la diffusion de contenus contrevenant aux lois nationales ou européennes.
Récemment, le régulateur est allé plus loin. Après avoir contraint Eutelsat à interrompre la transmission satellite de deux chaînes russes, il a fait bloquer 19 sites russes considérés comme des organes de propagande, désormais inaccessibles depuis la France sauf via un VPN.
Mais ce n’est pas tout : l’Arcom a aussi mis en demeure un site de streaming, ainsi que trois plateformes russes, de cesser la diffusion de contenus sous sanctions. Cinq autres plateformes, bien que situées en dehors de la Russie, ont reçu des lettres d’observation pour la reprise de ces mêmes contenus.
Blocage des médias russes en France : vers une souveraineté informationnelle ?
Ces mesures s’inscrivent dans un mouvement plus large de contrôle informationnel à l’échelle européenne. Pour l’Arcom, l’enjeu est clair : empêcher la reprise de contenus sous sanctions, qu’ils soient relayés via satellite, streaming, ou moteurs de recherche. Il s’agit de freiner l’influence de ce que l’on considère comme des outils de propagande d’État, à l’heure où la désinformation peut avoir un impact géopolitique majeur.
Mais ce verrouillage numérique pose aussi la question de son efficacité. Dans les faits, bon nombre de ces contenus restent accessibles via des moyens détournés : VPN, proxies, plateformes alternatives comme Telegram ou Odysee. Autrement dit, l’Arcom joue à un jeu du chat et de la souris à grande échelle.
Plus encore, cela soulève des interrogations sur la frontière entre légitime défense informationnelle… et dérive vers une forme de censure. Quels critères déterminent qu’un média est sanctionné ? Qui décide, en dehors des institutions européennes, de ce qui est diffusable ou non ? Et surtout : quel impact sur les libertés numériques ?
Une régulation nécessaire, mais techniquement fragile.
Le blocage de sites web reste une arme relativement imparfaite. Les techniques utilisées — blocage DNS, déréférencement, mise en demeure des hébergeurs — sont contournables, et leur application varie selon les opérateurs. Pire encore, ces mesures peuvent parfois affecter l’accès à d’autres services ou causer des effets de bord pour des contenus non visés.
Pour certains experts du numérique, cette régulation par la force est le symptôme d’un retard stratégique de l’Europe dans la construction d’un Internet souverain. « Plutôt que de bloquer, il faudrait renforcer la production de contenus crédibles et soutenus institutionnellement », plaide un chercheur de l’IFRIS.
L’autre problème, c’est que ce blocage reste largement invisible pour l’utilisateur moyen. Contrairement à un site supprimé de YouTube ou suspendu sur Twitter, les sites visés par l’Arcom peuvent tout simplement afficher une page blanche. Aucun message n’explique qu’un accès a été restreint par décision administrative, ce qui alimente les soupçons et les discours complotistes.
Ce que dit (et ne dit pas) la loi.
L’action de l’Arcom s’appuie principalement sur deux bases légales :
- La loi de 1986 sur la liberté de communication, qui permet au régulateur d’intervenir en cas de menace à l’ordre public.
- Les règlements européens sur les sanctions à l’encontre d’États tiers en situation de guerre ou de violation du droit international.
Mais cette double base reste fragile si elle n’est pas complétée par une transparence accrue. En 2023, le Conseil d’État a rappelé l’importance du contradictoire et des voies de recours pour tout blocage administratif. Une position qui a mené à la suspension de certaines décisions en matière de filtrage de contenus (notamment en Nouvelle-Calédonie avec TikTok).
Entre cybersécurité et liberté d’informer.
L’Arcom agit en défenseur d’un espace informationnel européen, mais elle évolue dans une zone grise entre légalité, efficacité et acceptabilité démocratique. Si la lutte contre la désinformation est un enjeu légitime, elle ne peut faire l’économie d’un débat public sur les méthodes employées.
Le blocage des médias russes en France est-il un rempart nécessaire ou un précédent dangereux ? La question reste ouverte. Elle suppose, à terme, un rééquilibrage entre sécurité informationnelle et droit à une information plurielle, y compris en contexte de guerre.