Alors que VivaTech 2025 a confirmé l’accélération de l’IA et du cloud comme piliers de l’économie numérique, Thomas Reynaud, directeur général d’Iliad (Free, Scaleway), lance un cri d’alarme : l’Europe reste en retrait, dépendante des géants américains et chinois. Dans une tribune tranchante publiée sur LinkedIn, il exhorte les décideurs à cesser les demi-mesures et à agir concrètement pour une industrie numérique européenne souveraine.
Une alerte sur la dépendance technologique de l’Europe.
Reprenant les conclusions de plusieurs études récentes, Thomas Reynaud dénonce de son côté la vulnérabilité d’une Europe ultra-dépendante des infrastructures et logiciels venus d’ailleurs. L’absence de champions locaux dans le cloud, l’IA ou les semi-conducteurs renforce une forme d’impuissance stratégique. Cette alerte s’adresse autant aux gouvernements qu’aux industriels eux-mêmes, appelés à sortir du statu quo.
Dans ce contexte, Reynaud formule six propositions concrètes :
Pour renforcer la compétitivité technologique de l’Europe face à la domination américaine et chinoise, plusieurs leviers structurants doivent être actionnés sans délai. En premier lieu, l’instauration d’un Buy European Act, calqué sur le modèle du Buy American Act aux États-Unis, permettrait de réserver certains marchés publics aux entreprises européennes ou souveraines. Une telle mesure, fondée sur des critères de sécurité technologique et de souveraineté, constituerait un levier décisif pour relocaliser de la valeur et soutenir l’innovation locale dans les filières critiques, notamment l’intelligence artificielle, le cloud et les télécoms.
Mais cet effort de réindustrialisation numérique ne pourra aboutir sans un accès à une énergie compétitive et fiscalement alignée. Aujourd’hui, les acteurs européens paient leur électricité bien plus cher que leurs concurrents asiatiques ou américains. Cette distorsion tarifaire pèse lourdement sur les centres de calcul, les infrastructures cloud et les jeunes pousses de l’IA. Il est donc indispensable de mettre en place des dispositifs de soutien ciblés, comparables à ceux dont bénéficient déjà d’autres industries stratégiques comme l’automobile ou l’aéronautique.
À cela s’ajoute un besoin extrêmement pesant de foncier bien investi, trop souvent entravé par la spéculation immobilière et la complexité administrative. Le déploiement des data centers – colonne vertébrale de l’économie numérique – exige un accès rapide et régulé à des terrains bien connectés au réseau électrique. Des procédures accélérées, de type fast track, permettraient d’éviter les blocages chroniques qui freinent les investissements industriels sur le continent.
Dans le même esprit, la création d’un environnement réglementaire et fiscal stable apparaît comme un prérequis essentiel pour regagner la confiance des industriels. L’instabilité des règles du jeu, en particulier fiscales et environnementales, dissuade les acteurs technologiques d’engager des investissements lourds et pérennes. L’Europe doit donc cesser de modifier ses dispositifs d’incitation chaque année si elle veut attirer durablement des projets structurants.
Par ailleurs, dans le domaine du cloud, il est impératif de défendre un modèle européen réellement protégé. La future qualification EUCS High+, censée garantir des niveaux de sécurité élevés dans le cloud, ne doit pas se transformer en cheval de Troie au profit des géants américains. L’enjeu est de ne pas exclure de facto les fournisseurs européens sous prétexte d’indépendance extraterritoriale, alors que ces derniers construisent des offres crédibles et conformes aux normes de cybersécurité les plus strictes.
Enfin, toute ambition souveraine en matière de numérique repose sur une politique volontariste des talents. Il faut massivement investir dans l’enseignement supérieur scientifique, soutenir les filières IA et numériques, et créer des écosystèmes propices à la formation, à l’innovation et à la rétention des cerveaux. L’Europe ne pourra assurer sa souveraineté sans garantir à ses jeunes talents les conditions pour apprendre, entreprendre et rester.
Une vision cohérente, un message politique exigeant.
Cet appel de Thomas Reynaud s’inscrit dans une stratégie globale, celle d’Iliad et de sa filiale Scaleway, positionnée comme alternative européenne aux hyperscalers américains. Avec le premier cluster GPU européen et des certifications comme SecNumCloud, Scaleway illustre une voie possible pour une souveraineté opérationnelle.
Mais cette tribune dépasse la promotion d’une entreprise. Elle rejoint un front commun porté par OVHcloud, Eviden ou Atos, qui appellent à un alignement entre discours politique et réalités budgétaires. Le rapport avec la politique industrielle, énergétique, foncière et universitaire est assumé. Cette approche systémique reste peu fréquente dans un paysage européen souvent morcelé.
La question demeure : les gouvernements européens auront-ils le courage d’adopter des mesures protectionnistes ou volontaristes dans un cadre réglementaire très libéral ? La bataille du cloud et de l’IA ne se joue pas uniquement sur le terrain technologique, mais aussi sur celui des choix politiques fondamentaux.
L’heure du choix pour l’Europe numérique.
L’intervention de Thomas Reynaud résonne comme un appel à la résistance : continuer à subir ou se doter des moyens d’agir ? Cette question n’est pourtant pas aussi abstraite qu’elle le paraît : elle conditionne l’avenir d’une connectivité ouverte, innovante et souveraine. Si l’Europe veut rester maîtresse de son destin numérique, elle devra faire des choix stratégiques clairs, et vite.